A la suite des amendes record infligées par la Commission européenne aux principaux constructeurs européens de camions, la Cour de justice de l’Union européenne a récemment tranché dans le cadre de renvois préjudiciels, certaines questions procédurales afférentes aux actions en réparation engagées devant les juridictions nationales par les victimes du cartel des camions.

Pour rappel, pendant près de 14 ans, entre le 17 janvier 1997 et le 18 janvier 2011, plusieurs constructeurs de camions se sont entendus dans toute l’Europe sur le prix de vente de leurs camions de plus de 6 tonnes, ce qui a engendré des surcoûts de 10 à 15 % répercutés sur le prix payé par leurs clients.

Par deux décisions, la Commission a condamné pour entente anticoncurrentielle les entreprises MAN, Volvo/Renault, Daimler, Iveco et DAF a des amendes d'un montant total de 2,9 milliards d'euros le 19 juillet 2016, puis l’entreprise Scania à une amende de 880 millions d'euros le 27 septembre 2017.

La Cour de justice fournit une grille de lecture pour déterminer la juridiction nationale compétente en vertu du règlement Bruxelles I bis

Dans la première affaire (CJUE, RH c. Volvo, 15 juillet 2021, C-30/20), l'action en réparation est intentée par un client espagnol, la société RH, contre diverses sociétés du groupe Volvo devant le tribunal de commerce de Madrid, bien que la société RH ait acheté des camions Volvo à Cordoue entre 2004 et 2009 et soit domiciliée dans cette ville.

La question préjudicielle posée à la Cour de justice portait sur l’interprétation de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 1215/2012 (règlement dit Bruxelles I bis), en ce qu’il prévoit qu’une personne domiciliée dans un État membre peut être attraite dans un autre État membre « en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s'est produit ou risque de se produire », ce qui, de jurisprudence constante, désigne à la fois le lieu où le dommage est survenu et le lieu du fait générateur, à savoir en l’espèce, le lieu d’achat des camions.

Le premier enjeu de l'affaire RH contre Volvo était alors d'identifier le « lieu où le dommage est survenu » au sens de l'article 7, paragraphe 2, du règlement Bruxelles I bis.

Dans la lignée de la jurisprudence antérieure (voir CJUE, 29 juillet 2019, Tibor-Trans, C-451/18), la Cour confirme que le lieu de la matérialisation du dommage s’est étendu à l’ensemble du marché de l’espace économique européen (EEE), dont l'Espagne fait partie.

La véritable question nouvelle en l'espèce, allant au-delà de la jurisprudence établie, porte sur la manière de déterminer la juridiction compétente au sein de l'État membre ainsi identifié.

À cet égard, la Cour considère que l'article 7, paragraphe 2, du règlement Bruxelles I bis « attribue directement et immédiatement tant la compétence internationale que la compétence territoriale à la juridiction du lieu où est survenu le dommage ». Elle précise en outre que « la délimitation du ressort de la juridiction au sein duquel se situe le lieu de la matérialisation du dommage, au sens de cette disposition, relève, en principe, de la compétence organisationnelle de l’État membre auquel cette juridiction appartient ».

Ainsi, la juridiction compétente est celle que l’Etat membre a identifié selon ses règles procédurales nationales, ce qui peut conduire à désigner une juridiction spécialisée lorsque cet Etat membre lui a confié ce type de contentieux, où comme en France, huit tribunaux judiciaires et huit tribunaux de commerce, ainsi que la Cour d'appel de Paris sont exclusivement compétents pour connaître des actions en dommages-intérêts en matière de pratiques anticoncurrentielles (Art. L. 420-7, R. 420-3, R. 420-4 et R. 420-5 du code de commerce).

Par cette décision, la Cour donne une grille d’analyse claire sur la détermination de la juridiction nationale compétente en matière de follow-on action, qui sera alternativement :

  • La juridiction du lieu où les biens affectés par les accords collusoires ont été achetés, si l'acheteur lésé a exclusivement acheté des biens dans le ressort d'une seule juridiction ; ou
  • La juridiction du lieu où se trouve le siège social de la victime, en cas d'achats effectués en plusieurs lieux.

Cette décision importante a vocation à être transposée au-delà du droit de la concurrence puisque la Cour affirme une règle générale selon laquelle, dans le cas où un État membre dispose d'une compétence internationale en vertu de l'article 7, paragraphe 2, du règlement Bruxelles I bis, cette disposition détermine également quelle juridiction au sein de l'État membre est territorialement compétente.

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La victime d’une infraction au droit européen de la concurrence commise par une société mère peut demander à la filiale de cette dernière la réparation des dommages qui en découlent dès lors que ces sociétés constituent une unité économique

Toujours à l’occasion d’une action en réparation relative au préjudice causé par le cartel des camions, la réponse à la seconde question préjudicielle posée à la Cour de justice (CJUE, Sumal/Mercedez Benz Trucks Espana, 6 octobre 2021, C-882/19) apporte un nouvel éclairage concernant la responsabilité des sociétés d'un même groupe.

Dans cette affaire, la société Sumal avait acheté des camions auprès de Mercedes Benz Trucks España, filiale du groupe Daimler, par l’intermédiaire d’un concessionnaire du groupe en Espagne, et a par la suite engagée une action en réparation du préjudice causé par le cartel des camions à l’encontre de Mercedes Benz Trucks España.

Cette demande a d’abord été rejetée en première instance, considérant que seule Daimler, et non sa filiale, était concernée par l’infraction sanctionnée par la Commission européenne dans sa décision du 19 juillet 2016. En raison des positions différentes des tribunaux espagnols sur cette question, la Cour d’appel de Barcelone, devant laquelle Sumal a fait appel du jugement, a demandé à la Cour de justice si la notion d'unité économique devait permettre d'étendre la responsabilité de la société mère du fait de son comportement anticoncurrentiel à sa filiale, alors que cette dernière n'était pas précisément visée dans la décision de sanction de la Commission, et si oui, à quelles conditions.

Afin de répondre à cette question, la Cour rappelle que l’article 101 (1) TFUE vise la notion d’« entreprise », pour désigner l’auteur d’une infraction au droit de la concurrence et, en tant que notion autonome du droit de l’Union, elle se réfère à l’« unité économique » entendue comme « une organisation unitaire d'éléments personnels, matériels et immatériels poursuivant de façon durable un but économique déterminé ». Ces définitions autonomes justifient qu’elles entraînent de plein droit l'application d'une responsabilité solidaire entre les entités qui composent l'unité économique au moment où l'infraction a été commise, afin d'assurer une application efficace et dissuasive du droit européen de la concurrence.

 C’est à l’occasion de l’application de ces notions qu’au stade du jugement sur la responsabilité d’une entreprise ayant adopté un comportement anticoncurrentiel, la jurisprudence de la Cour a précédemment jugé « que le comportement d'une filiale peut être imputé à la société mère » (par exemple CJUE 10 septembre 2009, Akzo Nobel, C-97/08, pt. 58).

Avant d’affirmer qu’il peut aussi exister une responsabilité verticale descendante au sein d'un groupe, la Cour relève que « l’organisation des groupes de sociétés susceptibles de constituer une unité économique peut être différente d’un groupe à l’autre » ; c’est la raison pour laquelle elle refuse d’étendre de manière automatique la responsabilité de la société mère à n’importe quelle de ses filiales et pose les conditions d’une telle extension.

Ainsi, la Cour précise que, dans le cadre d’une action en réparation du préjudice causé par des pratiques anticoncurrentielles, pour engager la responsabilité de la filiale pour le comportement de sa société mère, la victime doit prouver :

  • les liens économiques, organisationnels et juridiques entre les sociétés, afin de démontrer que « c'est précisémentl'unité économique dont relève la société filiale, ensemble avec sa société mère, qui constitue l'entreprise ayant effectivement commis l'infraction constatée préalablement par la Commission ».
  • le lien concret entre l'activité économique de la filiale et l'objet de l'infraction pour laquelle la société mère a été tenue responsable, ce qui concrètement se traduit par le fait que les produits concernés par l'infraction et les produits commercialisés par la filiale sont les mêmes.

Toutefois, conformément aux droits procéduraux fondamentaux, la filiale, défenderesse à l’action en dommages et intérêts, doit rester en mesure de faire valoir ses droits de la défense en réfutant sa responsabilité, soit en contestant son appartenance à la même entreprise que sa société mère tenue responsable de l’infraction par la Commission, soit en contestant l’existence de l’infraction alléguée lorsque le comportement infractionnel n’a pas été constaté par la Commission.

En outre, se posait également la question de savoir, en l’espèce, si l’article 101 (1) TFUE s’opposait à une réglementation nationale qui prévoit la possibilité d’imputer le comportement d’une société à une autre société uniquement lorsque la seconde contrôle la première, soit en substance, imputer seulement le comportement d’une filiale à sa société mère, mais non l’inverse. La Cour de Luxembourg a rappelé que, conformément au principe général de primauté du droit de l'UE, une telle réglementation devait être écartée au profit de l’application directe de l’article 101 (1) TFUE.

En résumé, ces deux récents arrêts rendus par la Cour de justice clarifient le régime juridique applicable aux actions en dommages et intérêts intentées par les victimes de pratiques anticoncurrentielles devant les juridictions nationales, dans un sens qui semble favoriser la réparation de leur préjudice.